À quoi sert une entreprise ? À faire des bénéfices, point final. Point final, vraiment ?
De plus en plus nombreux, des entrepreneurs cherchent à revenir à la mission initiale des capitaines d’industrie : créer une richesse durable pour l’ensemble des parties prenantes et pour l’entreprise personne morale en premier lieu. Aujourd’hui, même les plus libéraux se rendent à l’évidence : l’entreprise ne saurait durer si elle ne vit que pour ses actionnaires.
Le jour où Antoine Riboud s’est levé devant le Congrès national du patronat français, à Marseille en octobre 1972, ses pairs se sont demandé ce qui lui était arrivé : « Nous devons nous fixer des objectifs humains et sociaux, c’est-à-dire d’une part, nous efforcer de réduire les inégalités excessives en matière de condition de vie et de travail, et d’autre part, nous efforcer de répondre aux aspirations profondes de l’homme », a-t-il déclaré devant un parterre éberlué.
Le patron de ce qui était en train de devenir Danone n’avait pourtant rien d’un dangereux révolutionnaire ; mais son discours de Marseille remettait en question un postulat bien établi. Celui, théorisé par Milton Friedman seulement dix ans plus tôt, selon lequel « les entreprises ont une responsabilité sociale, et une seule : celle d’employer leurs ressources et de s’engager dans des activités destinées à augmenter leurs bénéfices, tant qu’elles respectent les règles du jeu, c’est-à-dire qu’elles participent à une compétition ouverte et libre, sans tromperie et sans fraude ». Le message semblait clair jusque-là : on était là pour faire des affaires, et il convenait de laisser aux autres, fondations ou philanthropies de toutes sortes, le soin de réparer la société.
Capitaines d’industrie
Quand l’entreprise à responsabilité limitée a été inventée, en 1811 à New York, elle a permis de réunir les capitaux et les ingénieurs nécessaires aux grandes innovations de la révolution industrielle. Le patron d’alors était un capitaine d’industrie, chargé de donner le cap au navire et permettre à l’entreprise d’être véritablement un acteur générateur de « création collective »(4). Comme l’ont montré les recherches menées à Mines ParisTech et dans le cadre d’un programme au Collège des Bernardins, ce type de gouvernance de l’entreprise a été éclipsé par le droit des sociétés commerciales, c’est-à-dire du contrat entre les apporteurs de capitaux(5) : dans cette logique, l’entreprise appartient à ses actionnaires, et sa raison d’être est de faire du profit. À tel point que la Cour suprême américaine a dû rappeler, dans un arrêt de 2014 (Burwell vs. HobbyLobby Stores), que ce n’est pas forcément son seul et unique but : « la loi commerciale moderne n’exige pas des corporations qu’elles recherchent le profit à tout prix, et elles sont nombreuses à ne pas le faire ».
Certaines entreprises, notamment à actionnariat familial, ont été fondées sur des principes de mission sociale. Comme ces firmes familiales Quaker, qui ont donné naissance aux banques Barclays ou Lloyds, rappelle Colin Mayer, professeur de management à Oxford. Souvent très empreintes de paternalisme, ces approches dépendaient malgré tout du bon vouloir de leurs propriétaires ; l’actionnariat familial s’est souvent dilué peu à peu au fi l du XXe siècle, tandis que les marchés financiers prenaient le pouvoir.
« La montée en puissance des marchés dans le contrôle des entreprises, les offres publiques d’achat, l’activisme des sociétés d’investissement, ont intensifié la pression sur les dirigeants pour qu’ils donnent la priorité aux intérêts et aux profits des actionnaires »(7), écrit Mayer, à la tête d’un programme de recherches sur l’état et le futur des entreprises : The Future of the corporation, sous l’égide de la British Academy. La poursuite effrénée du profit et la vision court-termiste imposée par les marchés financiers ont mené à une série de scandales publics - citons, dans le désordre, crise des subprimes, effondrement de l’immeuble Rana Plaza au Bangladesh, manipulation des scores d’émissions de gaz polluants chez Volkswagen…
La situation a mené une publication aussi peu altermondialiste que The Financial Times à titrer, le 18 septembre 2019 : « Capitalism: Time for a reset » (Il faut remettre les pendules à l’heure), en haut de son nouveau manifeste : « Le modèle capitaliste libéral nous a apporté la paix, la prospérité et le progrès technologique. (...) Mais depuis dix ans, après la crise économique mondiale, le modèle s’épuise, notamment parce qu’ils se focalise sur la maximisation des profits et de la valeur des actions. Ces principes de bonne gouvernance sont nécessaires, mais pas suffisants. (...) La santé à long terme du capitalisme de la libre entreprise va dépendre de sa capacité à produire des bénéfices qui ont un sens »(8). Profi t with a purpose, en anglais.
En mission ou au tapis
Purpose, que l’on peut traduire par raison d’être, ou par mission : le mot est lancé. De nombreux dirigeants ne veulent plus ignorer des consommateurs de plus en plus attentifs au respect des travailleurs, de l’environnement, et du contenu de leur assiette, branchés sur les réseaux sociaux et sur des applications comme Yuka, qui détaille la quantité de produits nocifs dans les produits qu’ils achètent. Selon un sondage Deloitte(9), 28% des consommateurs choisissent une marque plutôt que l’autre en fonction de la manière dont l’entreprise traite ses employés ; 20% en fonction de sa politique environnementale, et 19% en fonction de son impact sur les territoires.
Il est temps que les entreprises retrouvent leur sens profond. Les financiers, conscients des gains de productivité et du succès commercial des entreprises engagées, ouvrent également leur portefeuille : les actifs gérés selon les critères d’analyse extra-financière ESG (Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance) sont passés de 22,9 trillions de dollars en 2016 à 30,7 trillions en 2018(10). La lettre annuelle de Larry Fink, président de Black Rock, le plus grand fonds de pension du monde, rappelle que « les entreprises qui honorent leur mission et leurs responsabilités envers leurs parties prenantes récoltent des bénéfices à long terme. Celles qui les ignorent se prennent les pieds dans le tapis »(11).
Cette vague de fond touche au modèle économique même de l’entreprise. Dans cette optique, plus de 3000 entreprises du monde entier, totalisant un chiffre d’affaires de plus de 63 milliards de dollars, ont obtenu une certification B-Corp, « le mouvement mondial qui fait du business la force du bien », dans le sillage de Patagonia, Body Shop et des laboratoires pharmaceutiques Chiesi (voir page 34). Le vieux mantra de l’entreprise dont la responsabilité se limite à engranger des profits, selon la définition de Friedman que nous citions plus haut, devient obsolète.
Le retour des parties prenantes
En août 2019, la Business Roundtable, qui rassemble 181 des plus grandes entreprises américaines, a changé sa définition même du purpose of a corporation, la mission d’une entreprise. Son nouveau manifeste déclare clairement revenir sur le principe de l’actionnaire tout-puissant, pour se tourner vers l’ensemble des parties prenantes : clients, salariés, fournisseurs, habitants, et enfin seulement les actionnaires. « Chacune de nos parties prenantes est essentielle. Nous nous engageons à créer de la valeur pour chacune d’entre elles, pour l’avenir de nos entreprises, de nos communautés et de notre pays », assurent les signataires, qui incluent Jeff Bezos(12) le fondateur d’Amazon (et l’homme le plus riche du monde), Tim Cook, dirigeant d’Apple, et Jamie Dimon, CEO de la banque JP Morgan. Le monde s’est-il soudainement peuplé d’idéalistes ? Bien sûr que non. Ces entreprises ne s’engagent pas à sauver le monde. BlackRock détient toujours des actifs importants chez les principaux producteurs d’énergie fossile du monde. Mais une attention sincère portée aux parties prenantes est sans doute ce qui produira le changement. Les salariés de Microsoft, d’Amazon, ne gardent plus le silence quand ils désapprouvent les accords commerciaux de leurs dirigeants, qu’il s’agisse de produits toxiques ou de pratiques agressives. L’entreprise, longtemps un objet aux mains d’actionnaires tout-puissants, redevient un sujet : un système vivant, unique, complexe.
La loi PACTE, votée en août 2019, va jusqu’à changer la définition de l’entreprise dans le code civil. Elle ne doit plus, comme depuis deux siècles, être seulement gérée dans l’intérêt commun des associés, mais aussi dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. Protégée des prédations financières, l’entreprise peut enfin retrouver son sens d’origine : créer une prospérité partagée. C’est là qu’elle trouvera sa raison d’être et, partant, son avenir.
La team Raison d'être de la revue
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