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Jean-François LAVIGNE

La Graal de l'innovation managériale

Imaginez… une organisation qui coopère, efficace, innovante, engagée, épanouissante, ouverte, qui grandit, qui construit du sens, bref, une organisation qui fonctionne bien, c’est Le Graal.


Depuis près d’un siècle, ce n’est pas si vieux, la recherche s’y attèle, et depuis une dizaine d’années, les initiatives s’emballent : agilité, entreprise libérée, holacratie, entreprise Opales, Design Thinking, Appreciative Inquiry, Sociodynamique, en passant par les variations sur le thème du manager-coach et du bienêtre au travail, la raison d’être, les sociétés à mission… La liste est formidable mais le consultant que je suis est partagé.


D'un côté, je saute de joie.

Enfin ! La connaissance en sciences sociales se diffuse plus largement que jamais.

Enfin ! Le travail est massivement considéré comme autre chose qu’un assemblage de processus et de compétences.

Enfin ! L’entreprise s’ouvre réellement aux dimensions humaines des organisations de manière concrète.

Enfin cela bouge ! Réjouissons-nous !

Oui mais d’un autre coté… mon détecteur interne de Bullshit clignote frénétiquement… Je me méfie.


Quelle pression sommes-nous en train de mettre sur les épaules de ces pauvres managers ? Quel écart entre le « nouveau monde » idéal dont le raz-de-marée d’illustrations circule sur les réseaux sociaux et la réalité des organisations ! Qu’il doit être difficile d’être manager aujourd’hui… Quelle tension interne cela doit être de se lever tous les matins avec l’injonction de sauver le monde et de se sentir en grande partie impuissant face aux défis immenses qui traversent les organisations. Je compatis.

Comment penser cet écart entre frénésie de changement et réalité quotidienne d’apparence figée ? Que répondre à mes clients qui doivent bien aussi se poser cette question ? Allez, je me replonge dans 15 ans de pratique, je fais le vide en moi et contacte mon énergie vitale intérieure… Une grande respiration… et j’entre en mode proposition.


Première certitude : renforcer les liens entre les personnes dans les organisations, libère !

Eh oui, aujourd’hui c’est scientifiquement prouvé (Jung, puis Palo Alto, puis Goleman, Yves, etc.). Développer ses compétences relationnelles, émotionnelles, dans une optique tout à fait intéressée et assumée d’efficacité, c’est bon pour la performance du business. L’humain est ainsi fait qu’il travaille mieux, coopère mieux, lorsque les relations sont « de bonne qualité » : inclure, donner et demander du feedback, comprendre les autres, communiquer avec bienveillance, négocier gagnant-gagnant, écouter, gérer son stress, être assertif, centré sur ses valeurs… La liste est longue et je me rends bien compte que je suis en train de reproduire le même travers que plus haut et charger encore la barque du manager. Le pauvre. Navré mais là j’ai comme l’impression qu’il n’y a plus le choix.


Il ne suffit pas de placarder des valeurs aux murs des bureaux à grand renfort de marketing interne pour engager les salariés, il ne suffit pas de mettre les gens autour d’une table pour qu’ils coopèrent. Qu’on le veuille ou non, une organisation efficace et saine passe par des personnes formées à coopérer, avec tout ce que cela implique en termes de frustrations et de difficultés. Donc, première conclusion, une innovation managériale qui a du sens dans le monde d’aujourd’hui c’est une innovation managériale qui renforce les liens en les personnes. Faire du Design Thinking ? Oui, bien sûr, si c’est de ça dont vous avez besoin ! Mais à condition que l’exercice ne détériore pas les relations au lieu de les renforcer… Comment cette innovation sera conduite ? Avec quel niveau de profondeur dans la compréhension de ce qui se joue entre les personnes concernées ? Le sujet n’est pas d’être « gentil » avec les gens, mais bien de les faire grandir dans la gestion de la frustration que revêt toute coopération, tout changement, toute négociation. C’est sûr, ce n’est pas toujours fun (même si ça l’est souvent) mais en tout cas c’est intéressant, utile et sérieux.


Deuxième certitude : les organisations sont vivantes, donc le « connais-toi toi-même » et « de viens qui tu es » s’appliquent pour être aligné et en cohésion.

Les organisations sont davantage qu’une somme d’individus coordonnés. Ça aussi c’est prouvé scientifiquement (anthropologie, psychologie des groupes, etc.). Les organisations SONT des cultures, c’est-à-dire qu’elles sont faites de valeurs, normes, obligations, interdictions, symboles autant explicites qu’implicites, voire cachés. C’est ce qui, par exemple, détermine inconsciemment dans un groupe ce qui « se fait », ce qui « ne se fait pas », ce qui marche, ce qui ne marche pas.

Bref, les organisations ont une histoire, un ADN et une culture collective qu’on ne peut pas changer un décret. Encore faut-il que cette ambition résonne avec l'inconscient collectif, qu'elle soit alignée avec ce qui constitue la réalité de l’organisation historique. Bien sûr, les cultures peuvent et doivent évoluer, d’ailleurs c’est leur nature, mais connait-on VRAIMENT notre culture ? Avons-nous connaissance des ressorts cachés, parfois habilement dissimulés de ce qui nous gouverne collectivement ? Donc, deuxième conclusion, une innovation managériale qui a du sens dans le monde d’aujourd’hui c’est une innovation managériale qui aligne l’organisation sur son ADN. Conduire un changement avec une Appreciative Inquiry ? Oui, bien sûr, si c’est ce dont vous avez besoin… mais à condition de vérifier que ce qui ressort ne résulte pas d’une soumission à un exercice imposé ! Quel a été le décryptage culturel des forces et faiblesses de l’organisation ? Y a-t-il eu un « effet Eureka » qui a changé notre compréhension de notre situation ? Sommes-nous en train de faire « toujours plus de la même chose » ou touchons-nous à notre essentiel ? Il n’est pas question de faire une synthèse de ce que les gens « pensent » de leur culture, mais bien d’aller gratter sous l’iceberg, dans les archives, derrière les placards, pour poser un regard incisif, voire provocateur sur les codes, les symboles, que des choses parfaitement sérieuses. C’est bien l’application concrète au cas par cas que l’on peut juger et faire le tri. Avec les meilleures intentions du monde, les erreurs de mise en œuvre, les contre-sens, les détournements, sont fréquents. Parce qu’on ne s’intéresse pas assez à l’ADN de l’organisation, à la dynamique du corps social, au système d’interdits et d’obligations implicites qui constituent la réalité des rapports humains, on génère des résistances au lieu de les lever. Ce sont bien avec ces dimensions fines, sensibles et passionnantes qu’il nous faut, Ô joie, compter pour poser notre pierre à des organisations vivantes et durables pour les années à venir.



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