« Nous sommes allés là où on n’attendait pas l’entreprise »
La Camif était une institution de la vente par correspondance depuis 1947. Emery Jacquillat, son PDG l’a reprise en 2009 selon un modèle économique audacieux, fait de production durable et de militantisme social. Quitte à faire de la politique ? Oui, et il l’assume.
Qu’est-ce qui vous a poussé à reprendre la Camif ?
Quand une marque est forte, empreinte de valeurs, elle ne meurt pas ; elle reste dans l’esprit des gens même après une fermeture. Le jour du dépôt de bilan de la Camif historique, en 2008, tout le monde est resté sous le choc. À l’époque, je dirigeais Matelsom, qui vendait de la literie sur le web, et je m’étais forgé la conviction que le développement passerait par une marque forte, française, qui ferait la différence. Sans cela, on est balayé par la compétition par les prix, surtout sur Internet. J’ai vu dans la reprise de la Camif une opportunité incroyable de revoir le modèle, pour en faire quelque chose de purement digital, mais en misant sur la qualité, le made in France. Nous avons très vite compris que pour avoir la moindre chance d’y arriver, il allait avoir un impact positif sur les clients, les collaborateurs, les territoires et les fournisseurs. Ceux-ci avaient été échaudés par le dépôt de bilan de 2008 : mais quand on les a convaincus que nous étions sincères, que la qualité, le durable, seraient notre cheval de bataille, sans pression constante sur les prix, et qu’on valoriserait leur savoir-faire, ils sont repartis avec nous.
Quel impact peut-on avoir sur un territoire ?
Nous avons fait le calcul : un emploi à la Camif, c’est 14 emplois en France. Quand une entreprise ferme, des fournisseurs sont en difficulté, des ateliers doivent mettre la clef sous la porte, et de ces emplois découlent tant de services, commerçants, écoles, soignants… des territoires entiers s’appauvrissent. Notre projet a donc reposé sur la re-localisation d’un maximum d’emplois à Niort. C’est ce qui a fait la différence dans notre plan de financement. La région Poitou-Charentes et la ville de Niort ont garanti 5% de nos emprunts bancaires, à condition qu’on déménage notre siège social à Niort, et qu’on reprenne la marque Camif au plus vite : certains fournisseurs avaient déjà perdu jusqu’à 25% de leur chiffre d’affaires. Nous avons demandé à Teleperformance d’ouvrir un centre de relations clients à Niort, à rebours de la mode de tout délocaliser à Madagascar ou au Maroc. Ils ont dit d’accord, mais il va nous falloir d’autres clients que vous. C’est ainsi que le préfet et moi avons passé nos samedis après-midi à trouver d’autres entreprises prêtes à rapatrier leur centre d’appel à Niort…
Et pourtant, ces bénéfices ne figurent pas à votre bilan...
La vraie richesse d’une entreprise est sa capacité à créer du lien entre ses collaborateurs, ses clients, ses fournisseurs. Si je délocalisais mon centre d’appel à Madagascar, je gagnerais un point de résultat net. Mais les dégâts que je ferais sur l’emploi, ils figureraient à quel bilan ? Aucun. Pour le moment, la valeur immatérielle dévalorise le résultat net. Tant que la banque de France n’intègrera pas à sa notation la performance extra-financière des entreprises, il ne se passera rien. Quand on ferme notre site le jour du Black Friday, on perd un demi-million de chiffre d’affaires. Mais on augmente notre performance extra-financière à long terme,
en faisant passer des messages d’utilité publique : celui qu’avec des pratiques comme
le Black Friday, on va collectivement dans le mur. Les externalités ne figurent peut-être pas au bilan financier, mais elles sont bien présentes dans les attentes des clients et des
collaborateurs.
Mais est-ce bien le rôle des entreprises de se charger de l’utilité publique ?
Certains voient la délégation du bien commun à l’entreprise comme une menace sur la démocratie. Mais avec un coût du pétrole deux fois supérieur et des tempêtes ravageuses, face au désastre climatique, la démocratie tiendra-t-elle ? Une étude de Carbone 4 démontre que les « petits gestes du quotidien » ne permettront d’atteindre que 25% de l’objectif du traité de Paris. Les trois quarts restants reviennent aux entreprises et aux collectivités. Qu’elles en fassent leur business, tant mieux ! On peut
allier profit et impact positif sur les clients, les collaborateurs, l’environnement…Tout le monde a compris cela, c’est bien pour cela qu’on voit un tel engouement pour les entreprises à mission. Nous, ce qui nous a mis en mouvement, c’est la crise de la Camif. Mais là, toute l’humanité est en crise. C’est un enjeu de survie pour toutes les entreprises : dans 25 ans, toute boîte qui n’aura pas trouvé son utilité pour la société aura disparu. La contrainte économique nous a rendu créatifs. Nous prenons des virages là où on n’attendait pas l’entreprise.
Au prix des bénéfices économiques ?
L’un de nos actionnaires trouve que j’ai franchi une ligne rouge en fermant le jour du Black Friday, que je prends l’entreprise en otage avec mes positions militantes. Mais on ne peut pas dire qu’on fait de la consommation responsable notre engagement numéro 1, tout en laissant notre site ouvert ce jour-là. Il faut être cohérent.
Si on n’avait pas pris position sur ces sujets, on serait morts en 2013 ou en 2014. Notre proposition de valeur sur la qualité, le local, le durable, c’est ce qui a fait notre croissance. C’est ce qui nous a valu le soutien des territoires et de fonds à impact comme Citizen Capital - des fonds qui ne nous demandent pas de délocaliser notre centre d’appel. Tandis que nos clients historiques vieillissent, notre nouveau réservoir de clients est fait de gens qui ne connaissaient pas la Camif, mais qui viennent justement parce qu’on ferme le jour du Black Friday. Parce que le made in France et le durable, ça leur parle.
Vous avez pris cinq ans pour formuler votre mission, de 2013 à 2018. A quoi vous sert-elle au quotidien ?
On a pris le temps pour y réfléchir. Pourquoi la Camif existe-t-elle ? Quelle serait la différence si elle n’existait pas, ou si tout le monde faisait comme nous ? Si on se donnait des moyens illimités, qu’est-ce qu’on changerait dans le monde ?
Ce chemin est passionnant, il est transformateur en lui-même. En avançant, on s’est rendu compte qu’on faisait déjà plein de choses qui relèvent de notre raison d’être. Mais il ne faut pas se précipiter non plus, on ne révolutionne pas son offre et tous ses processus en 24h, juste parce qu’on a inscrit la mission dans les statuts. Le chemin est long ; il invite à revoir la façon dont on fait l’entreprise. C’est comme la transition digitale, des entreprises y sont toujours. Peut-être que ça ne s’arrête jamais, c’est comme du développement personnel appliqué à l’entreprise. Les entreprises qui durent se réinventent continuellement. Mon rôle de dirigeant est de rappeler la mission sans cesse ; les collaborateurs sont les mieux placés pour la décliner sur le plan opérationnel. On est tous d’accord sur le fait qu’on veut arriver au zéro plastique, zéro coton conventionnel, à la neutralité carbone. À eux de me dire quand et comment on va y arriver. Je n’ai pas besoin d’entrer dans les détails, chacun sait ce qu’il a à faire. Quand la mission est claire, elle éclaire !
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